Harassé que je suis par la température caniculaire qui règne depuis quelques jours Paris-ci, je laisse mes pas me porter ici ou là, déambulant sans but particulier, entre les hôtels du même nom et les boutiques vides, errant au hasard des rues désertées de la Capitale. Le bitume, tel une couche ouateuse sous les semelles, se mêle aux détritus et autres débris jonchant le sol chauffé à blanc, et semble s’être transmuté en une sorte de gelée visqueuse, de sable mouvant urbain ; c’est tout juste s’il ne garde pas à sa surface les traces de pas des malheureux passants égarés sur cet incandescent tarmac… Ou bien alors, comme un métal à mémoire de forme, il reprendrait son aspect original dès le pied soulevé !
L’on se demande s’il y a encore de l’air, n’était-ce la certitude de pouvoir toujours respirer, tellement cet air ne laisse pas sentir son passage dans les poumons. On se croit sur une autre planète. Cette sensation est renforcée par le fait que Paris, à cette période, est largement délaissé par les autochtones, qui laissent place à la horde des touristes dont le statut est trahi par leur accoutrement et leur propension à flâner un plan de la Capitale visible dans une poche aisément accessible. Les honnêtes travailleurs, eux, vont bosser la fleur au fusil ; chacun ses outils. Ce mélange des genres donne à la ville un caractère nouveau, bien que facilement reconnaissable et saisonnier, qui revient tel une plaisante rengaine, d’un été à l’autre. Les uns apprécient l’ambiance ouvertement détendue qui les dédouane de se tuer à la tâche (la chaleur y contribue déjà fort bien, merci) tandis que les autres profitent davantage encore de leur séjour, par effet de contraste avec les infortunés citadins déjà rentrés de congé ou en instance d’y être…
Et moi, au milieu de tous ceux-là, je souris. Je souris intérieurement, naviguant entre deux eaux, nimbé de cette aura singulière que me confère mon métier de formateur itinérant, s’autorisant à prendre son temps entre deux séances de formation. Je vis à la frontière de deux mondes, prenant le meilleur de chacun d’eux, évitant de subir leurs désagréments mutuels autant que faire se peut. De la même façon, vu le climat estival et accablant et exceptionnel qui règne en ce moment, je profite soit de salles de réunion fraîches, soit de bureaux climatisés, qui alternent avec des balades soit pédestres, soit ferrées ; des trajets soit aériens, soit souterrains. C’est lors de ces instants de transhumance que je laisse mon esprit divaguer, comme il le fait en ce moment, et que je prends davantage conscience du monde qui m’entoure, dans tous ses aspects, du plus merveilleux au plus glauque. Et l’œil impavide scrute cette vaste étendue avec équanimité et bonté. Juste garder l’esprit ouvert, les sens en éveil, la capacité intacte à s’émerveiller ou s’émouvoir d’un détail habituellement laissé pour compte. Voilà ce que représentent pour moi ces semaines d’été, lorsque le mercure flirte avec les limites de la décence, lorsque le rythme trépidant va decrescendo, lorsque la cool attitude supplante les cadences speedées auxquelles on finit par ne plus porter attention. L’antidote, pour ainsi dire, se trouve dans le poison, mais notre préférence se portera toujours sur les chimères inaccessibles, sur les objets de désir desquels on se lasse aussi vite que l’on a voulu les saisir, plutôt que sur nous-mêmes et notre capacité intrinsèque et formidable à toujours pouvoir choisir l’angle de notre regard, la couleur de notre expérience, le goût de notre prise de conscience.
Il n’est pas de meilleur moment pour s’apercevoir de tout cela que quand nous sommes contraints et forcés de ralentir notre marche, et, partant, de mettre en veille notre machine infernale, de laisser aller et venir les pensées, et finalement de s’ouvrir aux autres humains, aux joyaux qui nous entourent sans que nous ne nous en rendions compte…
Malheureusement, sur cette planète étrange et peu familière, nous ne savons rester. Nous ne pouvons nous y fixer définitivement. Nous ne sommes, au bout du compte, pas si mécontents que cela de revenir au bercail une fois notre exploration achevée. Le bonheur ne serait-il soluble dans nos vies qu’à doses infinitésimales ? Le bonheur ne serait-il supportable que si l’on sait que l’on devra s’y soustraire ? Ainsi serions-nous faits ? Ainsi la vie irait-elle ? Nous passons de l’ombre à la lumière, et de la lumière à l’ombre. Nous traversons les ténèbres pour aller à la clarté, et de la clarté nous gagnons les ténèbres. Nous alternons, tel un pendule fou, mu par un mouvement indécelable et quasi perpétuel, entre rire et larmes, entre joie et tristesse, entre vraie compassion et faux dédain. Il suffit parfois d’un peu de temps et de disponibilité, d’un peu de chaleur et de douceur pour s’en rendre compte…